LISEZ-VOUS LE BELGE ? ON NE CLOUE PAS LES JEUNES FILLES AUX ARBRES ! de BRUNO DINANT par PHILIPPE REMY-WILKIN
éric CHRONIQUES de PHILIPPE REMY-WILKIN, LISEZ-VOUS LE BELGE ? 17 novembre 2024 6 Minutes
Les Belles Phrases participent, pour la quatrième année consécutive, à l’opération Lisez-vous le belge ?
La campagne de cette cinquième édition court du 1er au 30 novembre 2024. Elle est organisée par le PILEn, notre contact y étant Flore Debaty (chargée de mission).
Rappel des objectifs de l’opération
« (…) célébrer la diversité du livre francophone de Belgique (…) faire (re)découvrir au grand public, toutes générations confondues, un panel varié de genres littéraires : du roman à la poésie, de l’essai à la bande dessinée, des albums jeunesse au théâtre. »
Pour en savoir plus sur l’opération : https://lisezvouslebelge.be/
Bruno DINANT, On ne cloue pas les jeunes filles aux arbres !
Il s’agit d’un roman noir, d’un thriller policier publié dans la collection Œuvres au noir des éditions F. deville (avec un « d » minuscule !) en mars 2024, à Bruxelles. Il compte 320 pages et possède une version numérisée.
Premier contact avec le livre
Chez F. deville, chaque collection est liée à une couleur et possède une identité forte. Et ce luxe ! Le formidable dessinateur français Loustal (Barney et la note bleue ou Cœurs de sable chez Casterman) se fend de l’illustration qui surplombe chaque couverture.
Au-delà d’un habillage classieux, il suffit de feuilleter et butiner un tantinet, on découvre une mise en page sans fioriture, un texte soigneusement suivi.
Qu’annonce la 4e de couverture ?
« Qui a bien pu tuer Saulène, d’un trait d’arbalète dans le dos, alors qu’elle enlaçait le grand chêne ?
Sylvain est le dernier à avoir passé un moment avec elle, entre caresses et émerveillement, allongé entre les racines d’un couple d’arbres centenaires.
Ce crime va bouleverser la tranquillité d’un petit village ardennais et mettre à jour les sinistres secrets de ses habitants. »
Premier contact avec le texte
Les premières lignes :
« Un cri perçant, fulgurant comme un coup de fouet, déchira la forêt. Le chant des oiseaux s’arrêta brusquement. Beaucoup d’entre eux s’envolèrent, abandonnant au vent quelques trilles à peine entamés. »
La suite sera du même acabit. Une narration et une écriture fluides. La simplicité et la clarté. Malgré quelques concessions à l’oralité (« vannée », « attifer », etc.) et quelques saillies plus littéraires :
« La réponse sort directement, comme si Lauriane Duquesne l’avait placée dans son chargeur et venait de réarmer la culasse. »
Avec des pointes d’érotisme et d’humour :
« Aux gémissements langoureux qui suivirent ce furtif exil au cœur de la végétation ardennaise, même les quelques vaches qui broutaient à quelques encablures comprirent qu’ils ne s’étaient pas lancés dans une séance de yoga. »
Mais… (presque) toute la place à l’action et à l’émotion, au suspense, aux personnages. Tant et si bien que des images s’imposent, le lecteur marche dans la forêt, il lève la tête, il devine, il perçoit… Des ombres et des éclats de lumière, des odeurs, le bruit de feuilles, le contact des écorces.
Dès l’entame, une distorsion entre deux élans, qui vont se partager le roman. D’un côté, des jeunes gens (Sylvain et Saulène) qui possèdent un don et peuvent « écouter les arbres », ce qu’ils ressentent, ont vécu, peuvent transmettre. De l’autre, l’intervention de la violence humaine, teintée de jalousie, d’intolérance, d’abus de pouvoir, etc. Deux mondes se confrontent et, entre les deux, des individus-passerelles.
Une oscillation entre des images tirées des albums de Servais et des atmosphères louvoyant vers les romans d’Armel Job ou Patrick Delperdange ?
Un roman noir… et vert !
Le thriller court dans la région de Bouillon, le long de la Semois souvent et pas trop loin du Tombeau du Géant de Botassart. Se faufilent les secrets des temps jadis : lien avec la nature, les arbres, protagonistes du récit ; vieilles histoires de famille, traversées par les guerres, la contrebande, des rivalités amoureuses…
Saulène, « fille du saule blanc et du saule pleureur », avant sa mort, cherchait à dénouer les mystères tournant autour de la mort de sa grand-mère. Pierre Chalogniaux, lui, le vaurien du coin, la suivait, mû par d’autres appétits.
Une tentative de viol. Le fils du châtelain, Sylvain de Bouvry, intervient et donne une leçon au délinquant. Tout démarre par une scène forte, qui inscrit une ligne de démarcation claire entre les bons et les méchants. Il y a de la fée et du prince charmant dans l’air, du loup aussi.
Ensuite ? Sylvain, uni depuis l’enfance à Lauriane, se laisse happer par la possibilité d’un autre rapport au monde, à la chair, et… Les lignes trop claires se brouillent, tout devient possible.
Enquêtes et quêtes
Le récit navigue depuis la mort de Saulène, clouée à un arbre par un trait d’arbalète, jusqu’à des flash-backs remontant les épisodes qui ont précédé le drame. L’inspecteur Barbulet va mener l’enquête, un homme sympathique et ouvert, qui ne s’arrête pas aux premières impressions ou aux indices forcés. Mais Sylvain lui-même va investiguer, creusant l’histoire de la région et des familles qui l’entourent. Mais tout autant son rapport à l’autre, à soi, à leurs attentes contrastées.
Derrière un récit sautillant se faufile une mise en exergue des tourments de l’adolescence. Bruno Dinant, un homme mûr, réussit à conférer beaucoup de jeunesse à sa narration. Bien des garçons se retrouveront dans les atermoiements de Sylvain devant le mystère féminin et les choix de vie, et de même beaucoup de filles dans ceux des personnages féminins des différentes générations :
« Pourtant, il avait senti chez elle quelque chose d’étrange, comme une distance infinie entre son corps de femme qui se donnait entièrement à lui et son âme profonde qui semblait secouée de multiples résistances. »
Avec cette réussite encore de conjuguer la candeur juvénile à l’observation sophistiquée des différences homme/femme, quitte à conférer davantage de consistance, d’incarnation, de subtilité (et de domination) au sexe dit – jadis et assez idiotement – faible :
« Tu ne me poses pas la bonne question, Sylvain de Bouvry ! (…) Tu dois te coller à l’arbre. Ton cœur doit se frotter à son écorce, tes bras doivent l’enlacer pour lui dire que tu es là en ami. (…) Lauriane est comme le laurier : elle facilite la digestion, elle ouvre l’appétit et stimule les estomacs fainéants. Seul problème : une quantité excessive de laurier peut mener à la somnolence. »
Conclusion
Au sortir d’un salon Nuit blanche du noir montois, où j’avais eu l’occasion d’écouter de jeunes autrices discourir sur la Dark Romance, je me suis soudain demandé, entre deux pages d’On ne cloue pas les jeunes filles aux arbres !, si ne s’exhalait pas ici un léger parfum (en clin d’œil ?) du genre littéraire à la mode :
« Il leur fallait leur dose quotidienne de la présence de l’autre pour se sentir bien. »
C’est que… Les pages défilent, le page-turner traverse des crimes et des interdits, pourchasse des silhouettes enténébrées et des souvenirs ensevelis, mais le lecteur, en surplomb, n’accepte pas la mort initiale de Saulène, qui aurait pu tant apporter à Sylvain, à la forêt, au récit. Jusqu’à ce que réapparaisse une information initiale rapidement marginalisée : Saulène vivait, disait-elle, « avec sa sœur ». Jusqu’à ce que s’infiltre aussi la théorie de l’enfant-réparateur, capable de briser le carcan des conditionnements ancestraux pour ouvrir une nouvelle ère.
L’histoire, qui repasse les plats, peut-elle soudain s’arracher à la page aux mille signes pour repartir d’une page blanche ?
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